C’est l’histoire d’un cinéma de quartier indépendant
L’existence et la survie d’une salle de cinéma dans notre quartier est loin d’être une évidence. Il est le fruit des convictions et de l’acharnement de ses gérants successifs, et parfois aussi d’heureux hasards.
À la question de savoir comment devient-on directeur du Cinéma Bellevaux, Gwen me répond que c’est par accident, et précise : «Le titre de directeur est plus pompeux que la réalité. Mon prédécesseur n'aimait pas ce terme non plus. Il préférait “opérateur-caissier-projectionniste”. Moi j'aime bien dire que je suis concierge.»
L’homme qui a ouvert cette salle en 1959, s’appelait Albert Debrunner. Il était carreleur et cinéphile. L’histoire raconte qu’il a développé une allergie au ciment, suite à quoi il décide de construire un cinéma. A l’époque, Lausanne comptait près d’une trentaine de cinémas de quartier. Bellevaux était l’un des derniers quartiers à ne pas avoir sa salle. Au lendemain de l’inauguration la presse locale titre : “Bellevaux a enfin son cinéma !”.
«Ce M. Debrunner est arrivé là un peu par hasard, et la salle elle-même est un accident, car si tu construisais un cinéma de toute pièce, tu ne le ferais pas comme ça.» Il fallu des années d’acharnement et essuyer plusieurs refus de l’association des cinémas suisses de l’époque, aux motifs que «La salle est beaucoup trop longue, on dirait un couloir, elle n’a pas assez de pente, les sièges ne sont pas confortables, le mec y connait que dalle, etc.», avant d’y parvenir.
Lorsqu'il tombe malade, à la fin des années 70, la salle aurait dû fermer, mais Gilles Grossfeld [oncle de Gwen], et une petite équipe d’idéalistes fonctionnant en autogestion reprennent l’exploitation. Le Bellevaux va alors connaître sa plus belle période (35’000 spectateurs en 1990). La salle sera pionnière dans la programmation de films en VO à Lausanne, et acquiert un petit prestige comme tête chercheuse du cinéma d’auteurs, indépendants, ouvertes aux productions dites “du Sud”.
Dans les années 2000, les choses se compliquent. Les groupes successifs qui possèdent la plupart des salles de la ville, contribueront à la fermeture de bon nombre d’entre elles au profit d’un autre modèle : celui des multiplexes (ex : Pathé Flon, Cinétoiles Malley, etc.).
«Le Cinéma Bellevaux a toujours été indépendant. Cela ne veut pas dire qu'on fait exactement tout ce qu'on veut, mais cela veut dire que personne nous dit ce qu'on doit faire. Personne n’a pu forcer la salle à fermer.» De fait, le Cinéma Bellevaux fait aujourd’hui figure d'exception en étant l’un des derniers cinémas de quartier encore en activité.
Pendant 40 ans, cette salle a été un commerce rentable sans aide extérieure, mais à partir des années 2000, la billetterie n’a plus suffit.
À bout de souffle, les gérants successifs, Gilles Grossfeld, puis Konrad Waldvogel ont tour à tour jeté l’éponge, laissant la salle dans une situation désespérée.
À cette époque Gwen qui travaillait pour le festival LUFF (Lausanne Underground Film Festival) reçoit un appel téléphonique de son oncle : «Si jamais le gars du Bellevaux s'en va. Je ne sais pas ce que tu fous dans la vie maintenant et si ça t'intéresse, mais si tu veux un conseil : je pense que c'est le truc le plus con que tu puisses faire.»
«Avec le peu de moyens à disposition, je me suis dit : “Essayons de voir si cette salle peut encore proposer quelque chose aujourd'hui, alors que tout le monde la voit condamnée”. Et ce qu’on a essayé d’en faire (je n’étais pas tout seul) a beaucoup été défini par la liberté offerte par le fait que “c'était foutu”.»
Du cinéma pour les oreilles, un dispositif sonore unique !
Depuis 2014, Gwen et son équipe réfléchissent, expérimentent et se remettent en question pour garder cet endroit ouvert et vivant, convaincus qu’ils peuvent faire autrement. «L'importance de ce lieu, et ce pourquoi il est essentiel qu'il ne ferme pas, est qu’il est un des rares espaces restants qui ne se soit pas fondu dans la fatalité.»
«Quand t'es un cinéma de quartier dans une ville dont le marché est presque monopolistique, si tu ne te reposes que sur les films, t'es foutu. Comment faire pour ne pas être juste un écran de plus ?»
Le Bellevaux a d’abord proposé à des écrivains de mettre en scène des lectures, puis à des artistes de réaliser des performances sonores, en utilisant les contraintes techniques (écran, lumière, haut-parleur) à disposition dans une salle de cinéma.
«En 2021, à la faveur d'un drame qu'on a appelé “la crise du COVID-19”, l’Etat de Vaud et l’Etat Fédéral, ont ouvert un “fond de transformation”, un dispositif inédit de subventionnement des lieux culturels. Pour la première fois, l’appel d'offres mentionnait le terme “expérimental”. La démarche étant : “Nous sommes tous largués. On ne sait pas mieux que vous ce qu’il faut faire. Essayez des trucs ! Et tant que le projet n’a pas l’air complètement bancal, on le finance et on verra bien !”.»
C’est grâce à ce fond et à l’ingéniosité de Gwen et ses amis, que la salle est aujourd’hui équipée d’un dispositif sonore exceptionnel ! La salle s’est dotée de 21 haut-parleurs autonomes pilotés par un système informatique de pointe, permettant une diffusion sonore spatialisée unique en son genre.
Les vendredis soirs, les traditionnelles séances de cinéma sont souvent remplacées par des performances sonores inédites, utilisant la salle comme un véritable instrument de musique et d’expérimentation.
L’un des cycles le plus remarquable et radical, The Centerpoint, est animé et programmé par le compositeur de musique expérimental lausannois Francisco Meirino. Il propose des séances d’écoutes dans le noir total. Du cinéma sans écran, juste pour les oreilles et l’imagination. Une expérience sensorielle unique à la portée de toutes et tous. Car il n’est nul besoin d’être ceinture noire de solfège pour être transporté, en totale immersion, par ces projections sonores.
Les autres collaborations, avec notamment les associations Le Salopard, Fracanaüm et Contrechamps, proposent des performances en direct de formations légères de musiques actuelles avec un penchant pour l’expérimentation, les hybridations entre les musiques savantes, improvisées et rock.
Osons le Cinéma Bellevaux !
«La majorité du public qui vient presque tout voir, vient du quartier. Par contre, la majorité des gens du quartier ne viennent jamais.»
Nous sommes trop peu à oser franchir la porte de ce cinéma. Beaucoup d’entre nous se disent sûrement que “Ce n’est pas pour nous. Si je rentre là-dedans, je vais me faire emmerder par plein de cinéphiles intellos qui vont me poser des questions auxquelles je ne saurais pas répondre.” La proximité défendue par le cinéma peut faire peur. «Il y a des jours où tu préfères rester en pyjama tranquille chez toi, sans que le projectionniste te demande ce que tu as pensé du film.»
Tentez une fois, et vous constaterez que la majorité des artistes, auteurs et publics accueillis dans cette salle sont des gens immensément ouverts et bienveillants. Parfois autant perdus et pétris de doutes que le premier venu des néophytes.
«Le discours artistique que nous défendons, et que la plupart des artistes qu'on accueille partagent, c’est qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière de faire. »
Notons, que depuis la rentrée, plus besoin de montrer patte blanche pour justifier une réduction de tarif ! L’entrée est à prix libre pour tous : 10, 15 ou 20 chf à choix. L’occasion est trop belle pour se laisser tenter par une séance avec, ou sans écran, tout en luttant pour la survie de cet espace de liberté et de résistance au fatalisme consumériste. Tellement précieux.
Consultation du programme sur le site :
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