Entretien avec Mélanie Croubalian, une romancière du quartier priméée pour son premier roman "AZAD"

Comme beaucoup d’habitants qui font notre ville et notre quartier, les origines de Mélanie Croubalian sont multiples. Née au Canada d’une mère suisse et d’un père arménien d’Egypte, Mélanie a grandi entre Genève et Le Caire et travaille aujourd’hui à Lausanne, animatrice à la RTS (émission “Drôle d’époque” sur la 1ère).

En 2023, Mélanie publie son roman ‘Azad’ pour lequel elle est distinguée par le prix SPG du meilleur premier roman.

‘Azad’ raconte la route de l’exil d’un jeune Syrien nommé Nayef contraint de quitter sa ville d’Alep pour rejoindre l’Angleterre, alors que sa famille est entièrement décimée par les bombardements. Dans la fuite, il embarque dans son sac de voyage quelques pots de confiture de fraises, un étrange manteau bien trop grand, ainsi qu’un mystérieux journal manuscrit titré ‘Azad’, le tout malicieusement légué par sa grand-mère.

La lecture de ce journal est comme un roman dans le roman. C’est une des originalités de ce récit. Il raconte en parallèle, et à 100 ans d’interval, l’aventure du jeune Nayef et celle, en écho, d’Azad, médecin arménien fuyant le génocide pour retrouver sa famille, et qui trouvera finalement refuge en 1915, dans la ville… d’Alep.

‘Azad’ est un roman politique et humaniste bien sûr, nous montrant sans détour, à hauteur d’homme et de femme, les terribles épreuves et la grande précarité des migrants, qui ont pris la route de l’Europe, dans l’espoir d’une vie possible ailleurs.

Bien que la situation initiale soit absolument tragique et désespérée, la grande force du roman est de ne jamais céder au pathos et à l’apitoiement.

De l’horreur des camps de réfugiés, notamment celui de Mòria en Grèce et la jungle de Calais en France, la violence absurde des milices qui font la chasse aux migrants à la frontière entre la Croatie et l’Hongrie, tout y est raconté. Mais pour autant ‘Azad’ est également un roman d’aventure, épique, en forme de ‘road-trip’ haletant et non dénué d’humour. L’écriture est vive et moderne un peu comme si l’on suivait le fil d’un compte Insta.

Vous l’avez compris, nous avons beaucoup aimé ce roman. Et comme Mélanie est une habitante de notre quartier, nous avons eu le plaisir de la rencontrer (elle et son chien ‘Blu’) afin d’en savoir un peu plus sur les origines de ce premier roman et partager notre enthousiasme.

Qu’est-ce qui t’as poussée à 50 ans à écrire ce 1er roman et plus précisément sur le périple de ce jeune migrant Syrien ?

MC : Ça fait longtemps que j’écris, et que je parle d’écrire une fois un livre, un jour, mais je n’avais pas vraiment d’histoire qui me poussait à le faire. Ce n’est pas tout de vouloir écrire… Écrire un roman, c’est long, il faut tenir, ce n’est pas juste un petit texte qu’on écrit pour soi dans son coin.

J’avais lu cette phrase de Modiano qui me frappait: “on écrit parce qu’on a quelque chose à dire, sinon on se contente de vivre”.

C’est l’actualité et la crise migratoire de 2015 qui m’ont finalement poussée à écrire. C’était une histoire qui devenait urgente à raconter pour moi.

Nayef, m’a été inspiré par un gars qui existe vraiment, qui vit maintenant en Angleterre et qui étudie la médecine. Je l’ai découvert dans un reportage réalisé par un collègue de la RTS (ndlr: Nicolae Schiau) qui s’appelait: “Exils” (https://www.rts.ch/info/monde/7073655-exils.html).

Au même moment, ma cousine un peu plus âgée que moi, me raconte l’histoire de cet arrière grandpère, qui était très grand, il faisait 2 mètres de haut ! C’était un personnage, un chirurgien dans l’armée anglaise des Indes. L’histoire raconte qu’il a pris son cheval, qu’il a quitté l’armée pour retrouver sa famille restée en Arménie, afin de les installer à Alep pour fuir le génocide..

Je me suis dit c’est incroyable ! À cette époque, les Syriens ont accueilli ma famille. Et au même moment on voyait ces masses de Syriens qui arrivaient. On les regardait un peu tous comme un gros magma de migrants, avec des gros sacs en plastique, des gens qui avaient vraiment besoin de notre aide ou au pire dont on ne voulait pas chez nous.

Là je me suis dit que c’était important de raconter que finalement, la roue tourne, il y a un moment on accueille et qui sait, peut-être que nous, dans 300 ans on sera forcé de quitter la Suisse.

Ce livre, je l’ai écrit, avant la guerre en Ukraine, avant le Haut-Karabagh, avant Gaza... Malheureusement, toutes ces guerres sont arrivées et je me dis que ça continue, et que c’est toujours la même histoire.

Comme nos jeunes, l’utilisation des téléphones portables par Nayef et ses compagnon·nes est centrale. Ce sont des jeunes connecté·es, en phase avec nos références “pop culture” (Rolling Stones, Star Wars, WhatsApp, etc.). Était-ce une volonté délibérée de les montrer à ce point proche de nous ?

MC : On parle beaucoup de légitimité en ce moment, de ce qui est légitime d’écrire ou pas et d’approfondir. Et parce que je n’ai jamais été migrante moi-même, je me suis beaucoup documentée, et ce qui m’a frappée dans tout ce que j’ai lu, c’est l’importance du téléphone portable pour un migrant. Ils·elles ont tous·tes des portables !

C’est tout, leur boussole, leur courrier, leur appareil photo, leur banque… c’est tout.

Je me suis mise dans la peau d’un migrant qui a un portable et qui doit voyager avec. Ça pose des questions très pratiques, du genre comment je recharge mon portable ?

Pour le côté “pop culture”, ce qui m’a toujours agacé, c’est ce côté orientaliste cliché qu’on peut avoir. J’ai étudié aussi l’arabe, j’ai vécu là-bas, j’ai vécu en Égypte, et quand on vient ici, les gens disent: “Ah oui l’Orient, ils écoutent Oum Kalsoum…” En fait non, les jeunes ils écoutent Lady Gaga, du rap d’aujourd’hui… ce qui vient de sortir, comme tout le monde en fait. Ils portent des jeans et ils ne voyagent pas sur un chameau quoi !


Peux-tu nous dire quelques mots sur le style et le rythme effréné du récit, qui laisse finalement peu d’espace au lecteur pour s’appesantir sur la tragédie de la situation initiale ?

MC : Une amie écrivaine à qui j’ai fait lire le manuscrit, me disait: “Ah mais on n’arrive jamais à respirer”, et je lui disais: “Super, je suis contente parce qu’en fait c’est ce qu’ils vivent !

Ça me tenait à cœur que ce soit assez dépouillé, et que ce ne soit pas mélodramatique, mielleux ou larmoyant. Il ne fallait pas en rajouter.

J’ai vraiment essayé de me mettre dans la peau de Nayef, et de me demander ce qu’on ressent en fait quand on fait ça ? OK, il y a la tristesse, le deuil, la perte de toute sa famille, on est traumatisée, mais je pense qu’il doit aussi avoir un côté excitant. On repart à zéro.

C’est quoi, c’est où ton chez toi ?

MC : Une copine à moi a dit: “comme tous les déracinés, elle s’enracine dans les gens”. J’ai beaucoup tendance à m’enraciner dans les gens, mes proches, mon fils, ma famille… et pas forcément quelque part. Maintenant je suis à Lausanne, je m’installe là où j’ai mon entourage, mon environnement, mon travail, là où j’ai quelque chose à faire.

Ce que je voulais aussi dire dans ce livre, c’est que la vie trouve son chemin et que les générations passées l’ont montré aussi.

Mon parcours à moi, c’est un parcours privilégié. Mes ancêtres arméniens ont dû aussi migrer, s’installer à Alep, puis au Caire… et je suis issue de ça, c’est dans mon sang.

À la fin je me dis qu’à travers les générations, c’est ce qu’on appelle la résilience...

Azad, le livre de Mélanie Croubalian
Aux éditions Slatkine

Frédéric Dufourd & Bernard Zurbuchen

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