La couleur de nos maisons

Les maisons ouvrières de Bellevaux

Gris gris
comme gris
tout un peu gris
juste gris
tout juste gris
non seulement mais gris
gris en gris en gris en gris
et pas triste du tout
Ernst Jandl. Écrivain, poète et philosophe autrichien (1925 - 2000)

« … et pas triste du tout », c’est par ces mots que se termine le poème d’Ernst Jandl. C’est une phrase qui pourrait bien décrire les maisons dans notre quartier. C’est une couleur que l’on retrouve facilement, parfois un peu beige, parfois un peu rose, mais toujours, tirant vers le gris.

Il convient dès lors de se demander pourquoi les maisons ne sontelles pas rouges, vertes, bleues ou même violettes, pourquoi pas ? Je suis persuadé que certains voudraient bien peindre « leur » maison dans une couleur remarquable pour qu’on la reconnaisse de loin, « ici c’est ma maison, la rouge à côté de la violette ». Comme dans une expérience à Tirana, en Albanie, où le maire avait donné carte blanche aux habitants pour peindre leurs maisons comme ils le souhaitaient. Cela a donné un certain capharnaüm amusant et qui certainement a fait plaisir aux habitants lorsqu’ils ont réalisé ces travaux. Mais après, que reste-til ? Un morceau de l’histoire de Tirana ? Le souvenir d’un bon moment de convivialité ?...

Peut-être, mais certainement pas un espace urbain de qualité, mais plutôt un doigt pointé sur des éléments uniques, des maisons mais sûrement pas une collectivité.

Pour lire notre quartier, je préfère me référer à un architecte et urbaniste allemand, Heinrich Tessenow (1876 -1950). Selon lui nos maisons devaient être grises, ou tout au plus neutres à l’extérieur et que ce n’était qu’à l’intérieur que les habitants pouvaient faire ce qu’ils voulaient. C’est un peu comme le dernier rideau d’une scène de théâtre, toujours gris, toujours immuable, cela fait référence à ce que l’on appelle « le fond », et c’est sur ce fond que se déroule la vie, avec ses acteurs et les couleurs de leurs costumes. Le fond donne la liberté pour le reste, unifiant et reliant le tout.

Si l’on regarde avec ces yeux là, les quelques constructions, déjà décrites dans les précédents numéros du journal, on peut faire des analogies avec l’exemple de la toile de fond du théâtre qui en disent long sur les modes de vie des habitants. Par exemple, les maisons ouvrières, construites dans les années 20 étaient une cité ayant comme but de donner un toit à des familles très pauvres et malades du fait du manque d’hygiène, de lumière et de soins. Habiter des maisons de même facture, de même couleur renforçait le sentiment d’appartenance à une communauté solidaire, ce qui la rendait plus forte. Ce qui les distinguait, c’était les fleurs et les légumes qu’ils faisaient pousser dans leur jardin ou leur petite cour.

Juste à côté, les maisons à coursives, également d’une couleur unitaire, identifiaient une autre collectivité, solidaire également, et ce n’est certainement pas pour rien qu’il y avait des « petites guerres » entre ces collectivités. Comme une sorte d’uniforme, c’est la couleur de leurs maisons qui les rendait solidaires.

La cité Bellevaux-Pavement est bien malheureusement un exemple de ce que l’on peut détruire avec des choix de couleur arbitraires. Au départ, dans les années cinquante, les architectes Vouga et Vetter avaient construit un espace collectif vert où tous les habitants pouvaient se retrouver en ayant le sentiment d’appartenir à la même collectivité. Aujourd’hui avec cette transformation-rénovation « juste à la mode », l’espace collectif est complétement effacé et avec cela, le sentiment d’appartenir à une collectivité aussi.


La cohérence de la forme urbaine détruite par une transformation malheureuse, Bellevaux-Pavement

Soyons très prudents lorsqu’il faut choisir une couleur pour nos maisons. Ce n’est pas à elles de se mettre en avant, mais elles devraient plutôt prendre le rôle de ce dernier rideau gris des théâtres, laissant la place à la couleur des habits des enfants, des fleurs ou des vitrines, éléments de vie qui ont le grand mérite d’être éphémères et de changer souvent, contrairement à la couleur de nos maisons qui, elles, dureront plus longtemps que nous. Bien sûr, il y a d’autres théories pour la couleur de nos maisons, par exemple, les maisons toutes blanches des années 20 et 30, du mouvement rationaliste, qui traduisaient une sorte d’éloge de la modernité et de l’abstraction ou les maisons d’aujourd’hui d’une couleur forte qui traduisent unretour à l’individuel et dénotent d’un certain égocentrisme. Toutes ces tendances sont des reflets de notre société.

Pour ma part, je reste convaincu que la ville, et bien sûr le quartier de Bellevaux, sont des lieux de la vie collective, des lieux de rencontres et de partage et que le «gris» de nos maisons y contribue largement...

... sans être triste du tout.

Bernard Zurbuchen

Immeubles à Tirana, Photos Marcella Wenger

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